jeudi 21 janvier 2016

La financiarisation des esprits


Un cri de Cassandre qui me semble assez vraisemblable (après avoir entendu encore une nouvelle provocation sur la vertu morale des Riscophiles de notre Ministre de l'économie) est que nous allons arriver dans quelques années dans une période inouïe d'hégémonie intellectuelle libertarienne, ce qui serait sans doute un moment dialectique après une hégémonie marxisante des années 1960 [j'utilise ce terme d'hégémonie de manière très vague, les théories de Gramsci et Laclau ne m'ayant pas vraiment éclairé sur la métaphore - et bien entendu le libéralisme aurait beau jeu de dire, comme le faisait un argument du philosophe Robert Nozick, qu'en un sens, son éloge du pluralisme et de la concurrence implique l'impossibilité d'une "hégémonie" qui serait par essence monopolistique et totalitaire. ]

Ce sera une longue nuit cyberpunk avec un cercle vicieux de prophétie auto-réalisatrice où la critique des services publics les affaibliront et ne feront que renforcer cette critique. Le libertarianisme est déjà devenu l'idéologie dominante des entrepreneurs des start ups des nouvelles technologies (un des cas étant le penseur et financier Peter Thiel). Et c'est une idéologie qui se donne de manière cohérente les moyens de sa propre propagande en finançant ouvertement sa défense contre la coquille vide des vieilles souverainetés des Léviathans. Il est rare qu'un mécénat ou de l'évergétisme ait affiché aussi clairement son intérêt utilitaire. Et la plupart des propagandistes, bien qu'ils ne croient qu'en l'Intérêt, n'ont même pas besoin d'être mercenaires pour montrer du zèle de missionnaire pour leur Utopie radicale. On voit en effet chez eux une éthique de la conviction : tout impôt est une spoliation et il faut aller jusqu'au bout de cette thèse radicale sur la propriété privée, quelles que soient les conséquences, pereat mundus.

L'investisseur et essayiste William Bonner a orienté ses éditions des Belles Lettres (la maison de philologie mais qui distribue bien d'autres choses) vers cette hégémonie future avec des collections qui y sont consacrées (de même que les frères Koch et la banque BB&T financent maintenant des chaires de Randisme). Parmi ces éditeurs des Belles Lettres stipendiés par les capitaux de Bill Bonner, il y a par exemple Laurent ou Leter. Dans cette interview, on retrouve des éléments très drôles du libéralisme : riche et dominant dans les faits, il est bien entendu opprimé et censuré puisque son ascension n'est pas encore totale et que l'opinion croit encore y résister.

L'argument est un peu du Michéa à l'envers. Michéa ne cesse de dire que la "gauche" est trop fondamentalement libérale et qu'il faut que le socialisme se détourne du libéralisme (y compris sociétal ou culturel) pour ne pas être dominé par le libéralisme économique (ce qui le conduit parfois à une forme de conservatisme sociétal au nom de la décence commune). Leter au contraire reprend une jérémiade contemporaine du libéralisme (mais certes, pas seulement de lui) et un ton de persecution où en fait tous les partis, y compris dans la vieille droite oligarchique ou la gauche, seraient trop anticapitalistes et antilibéraux. Les malheureux libéraux seraient une petite minorité incomprise et marginalisée par une intelligentsia collectiviste (ou "spoliatrice") et le peuple se rangerait nécessairement à ses arguments entièrement rationnels s'il n'était pas conditionné et hypnotisé par la propagande étatiste.

Avec un goût intéressant du renversement, Leter dit aussi que le libéralisme est le vrai progressisme démocratique, anti-conservateur (sauf pour la transmission des patrimoines) et anti-oligarchique (car bien sûr cette conservation des patrimoines ne conduit pas à une oligarchie illégitime) et que l'extrême gauche sert en fait les intérêts des Banques et que l'anti-capitalisme est avant tout la défense de la Monnaie-dette comme "Monnaie fiat" des Banques centrales (il défend donc son libéralisme comme anti-monétarisme contre Milton Friedmann).

Il va jusqu'à avoir une théorie du complot où Marx travaillait pour l'Etat prussien et pour les Banques et aurait écrit le Manifeste du parti communiste pour soutenir la cause de la construction des Banques fédérales. Mais ensuite, après avoir dit que le libéralisme était le vrai progressisme et le socialisme un fétichisme mythologique réactionnaire et pré-moderne, il attaque ce dernier comme une hérésie satanique, ce qui laisse un peu songeur sur le caractère vraiment "progressiste" d'une telle théologie (où la Propriété privée est le Droit inaliénable car elle est le Don de Dieu). Il est très attaché à montrer que la "droite" n'est pas libérale (au sens où elle est plutôt oligarchique) mais c'est négliger qu'à l'inverse, le libéralisme (quel que soit le discours révolutionnaire sur la destruction créatrice et ce "mobilisme" perpétuel) s'adapte toujours bien mieux avec cette "droite" qu'il juge si décevante. Cela a l'avantage d'être très paradoxal mais j'ai du mal à comprendre comment on peut aussi obstinément prétendre s'opposer courageusement aux oligarchies étatiques sans voir qu'on sert directement d'autres oligarchies qui pourraient être plus puissantes et qui ont un intérêt plus immédiat à financer la diffusion de telles théories. Ces libertariens peuvent bien dire que leur critique de la Monnaie fiat est en fait révolutionnaire aussi contre la financiarisation de l'économie, ils ne voient aucune contradiction à être des mercenaires de ces financiers.

Curieusement, l'école marxiste la plus "radicale" que je connaisse (dans son rejet de la valeur travail ou de la fonction du prolétariat comme sujet historique), la Critique de la valeur, semble au contraire rejeter le procès de diabolisation de tous les partis contre la financiarisation (elle ne serait pas la cause de la Crise ni son accélération mais simplement une réaction face à ces Crises) et à l'inverse elle critique ce qu'on peut appeler le "progressisme" de Marx comme un de ses préjugés du XIXe siècle.

Mais un point commun entre ces deux courants des anarcho-capitalistes et des marxiens critiques est la méfiance envers le concept même de "néo-libéralisme" ou de "capitalisme tardif", la financiarisation étant pour les deux non pas une évolution du capitalisme mais plutôt déjà son antithèse (que ce soit pour le constater ou pour le déplorer). Un second point commun relatif serait sur la question de la judéité : le pamphlétaire libéral Leter réduit Marx à un judéophobe à cause des passages de la Question juive et certains auteurs de la Wertkritik comme Robert Kurz et Moishe Postone ont une tendance à identifier dans la critique de la financiarisation un lien avec le complotisme antisémite.

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