vendredi 17 octobre 2014

Little Nemo et son Medium


Le 1er décembre 1907, Winsor McCay réalise ce qui doit être (en tout cas dans Little Nemo in Slumberland, il faudrait vérifier dans ses titres précédents), son premier jeu méta-textuel où il manipule le contexte même du medium graphique de la bande dessinée. Il se peut donc même que ce soit la première fois dans toute l'histoire de la bande-dessinée.

Nemo, Flip et Impie sont affamés et émaciés (référence au contexte de Thanksgiving au mois de novembre) et ils sont bloqués devant la porte scellée de la cave pleine de victuailles du Pays du Sommeil (il y a souvent de tels supplices de Tantale sur la frustration).

Flip, qui se dit "désespéré", arrache alors dans la deuxième case le bord de la case pour dévorer le Logo de la bande au-dessus de lui. Quand Nemo lui dit que "l'artiste sera en colère" et qu'il va gâcher tout le dessin, Flip, toujours intempérant, lui répond qu'il n'avait qu'à les nourrir. C'est peut-être une des premières apparitions du cliché de l'ironie autocritique où les personnages s'attaquent à leur auteur. Ils commencent tous les trois à grossir (le changement de taille est une allusion constante à Alice ou à des miroirs déformants). Flip demande de quoi était fait ce qu'ils ont mangé et Némo répond "D'encre d'imprimerie, autant que je sache." (Source : The Comic Strip Library)




Vision d'ensemble de la déstructuration du Logo maintenu à chaque bande horizontale.


C'est comme si le dessin si architectural et régulé de McCay manifestait son exubérance en rongeant et en détruisant de l'intérieur le cadre même de la représentation.

Il accentuera un gag assez similaire où la case finit par s'écraser et se froisser comme une boule de papier un an plus tard dans un strip du 8 novembre 1908. Dans cet épisode du 2 mai 1909, on a un effet encore plus génial où tout le décor se vide peu à peu de sa couleur alors qu'un Flip incompétent remplace Winsor McCay et finit par mal se dessiner lui-même.

Winsor McCay a fini par se lasser d'un cadre complètement imaginaire comme le Pays des Songes et la séparation devient parfois peu claire, avec des parents et la ville réelle de plus en plus présente à l'intérieur même du rêve. Dans un épisode de février 1911 (qui est visiblement une publicité), Nemo visite Pittsburgh qui lui apparaît d'abord comme une horrible cité industrielle avant de se transformer quand le dessinateur doit reconnaître qu'il s'est trompé ou a utilisé une documentation obsolète. En avril 1911, Nemo plonge dans une illustration en noir et blanc de l'océan (qui semblait dessinée dans le monde réel et non dans le Pays du Sommeil) et il n'arrive plus à en sortir.

En avril 1912, dans un effet rare, la chute dans le monde des rêves traverse la gouttière entre les cases, entre à l'intérieur de la dernière case qui, elle, est censée être dans le "monde réel". L'interférence annonce peut-être la fin proche de la série quand McCay arrivait à la fin de ses explorations.

De nombreux autres auteurs, de George Herriman (Krazy Kat ne commence qu'en 1916, dix ans après Nemo), Will Eisner à Fred, ont reexploré ces jeux de mise en abyme dans le medium du comic strip puis dans celui de l'album qui permettait encore plus de liberté, mais je crois qu'avec Winsor McCay, c'était sans aucun précédent dans tout l'art graphique avant lui. Le Post-Modernisme commence dès l'Art Nouveau.

1 commentaire:

Rappar a dit…

Quel talent dans la peinture des panoramas de Pittsburgh, en tous cas ! :)