vendredi 21 mars 2014

L'identité des chimères


Le logicien Quine avait pour adage qu'on ne pouvait pas accepter une entité si on ne pouvait pas lui donner des conditions strictes et rigoureuses sur son identité : si je ne suis même pas sûr qu'elle est encore elle-même, c'est que la notion est trop vague et indéterminée : No entity without identity. C'était un de ses arguments contre les concepts comme le "possible" qu'il jugeait plein de confusion logique.


Mais il est drôle de voir quasiment le même argument chez Jean-Jacques Rousseau tout à la fin du Contrat social (Livre IV, chapitre 8 "De la religion civile") quand il réfléchit sur les fonctions politiques de la religion (avec la thèse qu'une religion doit soit se limiter à un contenu éthique universel et donc ne pas être politique, soit se réduire à un culte de l'Etat particulier lui-même pour mieux fonder le civisme et le patriotisme, mais ne doit en aucun cas mélanger ces deux possibilités en devenant un culte particulier parallèle et distinct de l'autorité politique qui divise l'unité en factions sectaires).

La fantaisie qu’eurent les Grecs de retrouver leurs dieux chez les peuples barbares vint de celle qu’ils avaient aussi de se regarder comme les souverains naturels de ces peuples. Mais c’est de nos jours une érudition bien ridicule, que celle qui roule sur l’identité des dieux de diverses nations ; comme si Moloch, Saturne et Chronos pouvaient être le même Dieu ; comme si le Baal des Phéniciens, le Zeus des Grecs et le Jupiter des Latins pouvaient être le même ; comme s’il pouvait rester quelque chose commune à des êtres chimériques portant des noms différents
La thèse de Rousseau contre notre mythologie comparée et contre des critères d'identité des dieux pourrait s'appeler une sorte de nominalisme mythologique radical : un dieu du polythéisme (en dehors de l'Être suprême des Postulats éthiques du Vicaire savoyard) n'étant qu'une fiction, il n'est qu'un Nom et donc Zeus est autant ou aussi peu Jupiter que Harry Dickson est identique ou différent de Sherlock Holmes...

Cette thèse me paraît totalement fausse mais je ne m'attendais pas à trouver un tel précédent à la maxime ontique de l'austère Quine dans la pensée théologico-politique du Républicain Rousseau.

2 commentaires:

Elias a dit…

Mais le monothéisme lui même est concerné par le problème. Je me souviens avoir entendu un prêtre catholique contester qu'on utilise une formule comme celle qui donne titre d'un bouquin de Rémi Brague : "du dieu des chrétiens et d'un ou deux autres".
Est ce que toutes les conceptions d'un Dieu dans la définition duquel l'unicité est incluse doivent être considérées comme des conceptions différentes (certaines étant fausses) du même Dieu?

Phersv a dit…

J'imagine d'ailleurs que pour Brague, il ne peut rien y avoir de commun entre le Dieu chrétien et Allah, si j'ai bien suivi sa pente récente (quelle que soit son érudition sur la philosophie arabe et syriaque).

Oui, non seulement c'est vrai entre les Monothéismes mais même à l'intérieur du Christianisme.

Rousseau vise aussi les sectes chrétiennes : soit elles deviennent des religions d'Etat comme l'Anglicanisme (et Rousseau a l'air de dire que c'était ce qui était le moins faux chez Hobbes), soit elle divise l'Etat (et je ne sais pourquoi il accuse ici les Chiites et les Lamas tibétains).

Mais le nom "Jésus" est seulement pour Rousseau un héros éthique, un Socrate, et se demander si Jésus est ou non Fils de Dieu est au-delà de la raison (Profession de Foi).