lundi 23 septembre 2013

Servants of Gaius : les Agents de Caligula

GAIVS•IVLIVS•CAESAR•AVGVSTVS•GERMANICVS (12 - 41)

Redemptio Memoriae
On aime souvent reprendre de célèbres criminels de l'histoire et les réhabiliter. Il y a eu des tentatives pour Néron ou Commode mais généralement, le court règne de l'Empereur Gaius (qu'on surnomme maintenant plutôt Caligula, "Petite Bottine") échappe à ces paradoxes tant le consensus semble se faire qu'il devait vraiment être, en partie au moins, simplement dément. Certes, les pires histoires de Suétone sont écrites 80 ans après sa mort et certains historiens n'y voient que des clichés qu'on a pu projeter sur tous les empereurs (incestes, caprices, mégalomanie). Une des sources principales des historiens antiques aurait été des écrits de Marcus Cluvius Rufus, qui aurait participé à l'assassinat de Caligula, ce qui n'en fait peut-être pas le témoin le plus impartial. Mais d'un autre côté, Philon d'Alexandrie, qui a d'autres raisons d'en vouloir au soi-disant dieu vivant, est un contemporain et son portrait dans la Légation à Gaïus est très similaire et peu flatteur.

Mais le jeu de rôle Servants of Gaius de Brendan Davis s'amuse à faire une histoire uchronique où certains faits allégués sont faux mais où d'autres sombres récits trouvent une nouvelle interprétation qui ferait de Caligula le vrai héros calomnié de tout son règne.

Notamment, une des anecdotes les plus obscures sur Caligula est celle où il aurait déclaré la Guerre à l'Océan. Suétone, Vie de Caligula, XLVI :
Postremo quasi perpetraturus bellum, derecta acie in litore Oceani ac ballistis machinisque dispositis, nemine gnaro aut opinante quidnam coepturus esset, repente ut conchas legerent galeasque et sinus replerent imperauit, "spolia Oceani" uocans "Capitolio Palatioque debita," et in indicium uictoriae altissimam turrem excitauit, ex qua ut Pharo noctibus ad regendos nauium cursus ignes emicarent; pronuntiatoque militi donatiuo centenis uiritim denariis, quasi omne exemplum liberalitatis supergressus: "abite," inquit, "laeti, abite locupletes."


On ne sait même pas si cette histoire de Suétone est authentique mais elle est énigmatique. Certes, Germanicus, le père de Caligula, avait vu sa flotte couler en Mer du Nord pendant une tempête en l'an 16 (quand Caligula avait 4 ans) pendant sa Campagne de Germanie, Annales II, 24, et Germanicus avait même failli se suicider devant ce désastre. Soit l'anecdote n'est qu'un écho de celle de Xerxès au début de la Seconde Guerre médique quand il fit fouetter la mer (et Suétone attribue aussi un pont géant de 2,6 km à Caligula pour franchir à cheval toute la baie entre Baïes et Pouzzoles, comme le pont de Xerxès sur l'Hellespont), soit Caligula était simplement malade (et selon Suétone, c'était aussi par couardise ou forfanterie pour s'assurer un triomphe facile), soit (dans une hypothèse peu plausible mais charitable) il aurait fait ramasser les coquillages de la Manche pour humilier des légions qui auraient refusé de s'embarquer pour envahir la Bretagne.

Le jeu imagine une nouvelle hypothèse fantastique : Caligula aurait vraiment protégé l'Empire contre un sombre complot abyssal de ce qu'on appelle "Neptune" et ses monstres marins, Hydres, Méduses ou Cyclopes. La vraie nature de cette divinité des eaux reste d'ailleurs en partie ouverte pour le meneur de jeu. Et ces êtres protéiformes ont pu prendre la forme d'Humains et se substituer à la place de bien des figures célèbres (je ne révélérai pas les noms pour ne pas gâcher le suspense, il y a quelques surprises intéressantes).

Dans cette version, Caligula a bien fait étouffer celui qu'on prenait pour son grand-oncle et père adoptif, l'Empereur Tibère avec l'aide du Garde prétorien Macro, mais ce n'était plus le vrai Tibère mais un Sosie, et Caligula n'est donc absolument pas impatient ou ambitieux. De même, toutes les victimes innocentes qu'on lui attribue seront soit des pions volontaires de ce Culte de "Neptune", soit des doubles qui auraient pris leur place. Et comme l'auteur est fan de I, Claudius de Robert Graves, on apprend que, même avant Caligula, les empoisonnements commis par Livia ne visaient justement que de tels agents infiltrés et qu'elle était aussi vertueuse et héroïque que son descendant, le fils de Germanicus.

Les Personnages-joueurs sont parmi les rares dans l'élite romaine en l'An 38 après JC (791 Ab Urbe Condita) à être au courant de ce complot neptunien et on imagine peu de contexte aussi paranoïaque puisque n'importe qui parmi leurs proches peut être remplacé par un traître inhumain. Ils devront toujours se demander qui est vraiment de leur côté à la Cour, au Sénat ou dans l'Armée.

Et tout ce que dit Caligula est vrai. Dans cette version, il n'a jamais commis d'inceste avec sa soeur Drusilla (celle qu'il déifia après sa mort sous le nom de "Panthea"), mais elle est manipulée par son mari Lepidus. Gaïus est vraiment en train de connaître une Apothéose de son vivant. Et c'est parce qu'il devient un Dieu que son corps semble parfois si enfiévré et avec des besoins étranges. C'est aussi peut-être pour cela que celui qu'on appelle "Neptune" veut tant le renverser.

Un des rares reproches que je ferais au jeu est le nom de cette organisation : "Serviteurs de Gaius" (Servi Gaii). Les Romains avaient un tel mépris pour le mot infamant de "serviteur" qu'ils n'auraient pas choisi ce terme, même par modestie ou par flatterie envers César - même si ces Serviteurs de Gaius peuvent venir de toute origine sociale et certains sont même recrutés parmi des esclaves. On pourrait remplacer par quelque chose d'autre qui est proposé à un moment, "Custos" (custodes au pluriel), "Gardien" (surtout que le rôle est clairement de court-circuiter la Garde Prétorienne, qui, depuis Séjanus, est aussi infiltrée par le Culte de Neptune, même si Caligula n'imagine pas à quel point).

Le jeu propose un futur possible qui semble à peu près suivre l'histoire réelle jusqu'à la chute de Néron, où, si les personnages échouent, le Culte de Neptune fera tomber tout l'Empire romain dès le milieu du Ie siècle (à peu près au moment de la grande éruption du Vésuve sous Vespasien, trente ans après le début de la campagne).

Une grande latitude est laissée au Meneur de jeu sur les vraies motivations de la secte de Neptune. Sont-ils simplement maléfiques et nihilistes comme des cultes de Cthulhu ? Sont-ils plutôt motivés par une opposition au Principat et à la hubris de la Gens Julia, et y a-t-il même des Républicains sincères ? Certains continuent-ils même un complot vieux de 200 ans, du dieu punique Melqart depuis la Chute de Carthage (y compris, ironiquement, dans les anciennes familles des Cornelii, qui étaient celles des Scipion) ?

Système de jeu
Le jeu utilise un nouveau système baptisé "Network". Il n'y a pas de listes de caractéristiques mais plutôt six grands secteurs de compétences où on répartit des points : Combat (e.g. Lutte, Mélée, Projectiles), Défenses (e.g. Dérobée, Parade, Résolution), Mental (e.g. Détecter, Persuader, Raisonner...), Physique (e.g. Endurer, Nager, Chevaucher...), Compétences spécialisées (e.g. Divination, Médecine, Poison, Sorcellerie...), Connaissances (e.g. Histoire, Langage, Philosophie, Religion...). On a ainsi un score dans une compétence, souvent entre 0 et 3 (sauf les Défenses), qui est simplement le nombre de d10 qu'on peut lancer (les divers bonus peuvent faire monter cela jusqu'à 6d10). On choisit le meilleur résultat dans ces dés et il doit franchir un seuil (entre 5 et 10, ou bien le score pertinent en Défense de l'adversaire), avec quelques subtilités pour le combat où un 10 naturel au dé permet des bonus.

La règle qui semble spécifiquement adaptée au contexte est la caractéristique centrale "Auctoritas", qui représente à la fois le Statut social et le charisme pour obtenir des faveurs de personnages puissants.

Un de mes défauts de vieux joueur qui a trop d'habitudes anciennes est que je n'aime pas tellement les probabilités sur des ensembles de dés, comme Shadowrun ou Vampire. Si j'essayais ce jeu, je pense que je préférerais l'adapter à un autre système, comme le très bon BRP Rome, Life & Death of the Republic de Pete Nash, par exemple (qui sera sans doute adapté un jour pour sa nouvelle version de Runequest).

Il faudrait vraiment tester le système de Servants of Gaius mais je crains qu'il ne pousse trop à négliger des compétences peu utilitaires car elles risquent de faire perdre des points dans les secteurs les plus indispensables au personnage-joueur comme les compétences en Combat ou Défense. Il n'y a pas de classe de personnage mais les personnages devront sans doute se créer ensemble pour éviter d'avoir une équipe trop déséquilibrée.

La Magie est réelle mais très limitée (pages 24-25). En dehors de la Divination, la sorcellerie ne peut guère que préparer des potions d'amour, maudire ou bénir et déclencher des effets psychologiques comme de la peur (dans I, Claudius, Germanicus est d'ailleurs victime d'un tel sortilège pour le terrifier avant sa mort). Le surnaturel joue donc plus dans les prières aux Dieux que dans la Magie directe.

Description du cadre de jeu
Le livre est relativement court (environ 110 pages, règles comprises) mais j'ai surtout apprécié quelques détails comme le nombre de Personnages non-joueurs décrits. On a même une liste des Gouverneurs de chaque Province par exemple, ce qui est important pour un jeu d'espionnage et d'intrigue politique. Sur la couverture, je pense que celui qui se tient à côté de Gaïus doit être le célèbre Hérode Agrippa, tétrarque de Batanée, Trachonitide, roi d'Iturée.

Des suppléments régionaux sont prévus et il y en a déjà un sur l'Egypte et Alexandrie, Pomponius Mela's Guide to Aegyptus, où on apprend plus sur les plans occultes d'Apion et du Préfet Aulus Avilius Flaccus.

Si l'Empire de l'An 38 est bien décrit, j'ai été étonné de ne pas trouver de carte de Rome. Cela n'est certes pas difficile à chercher ailleurs mais il faut retirer tout ce que les Empereurs Claude et Néron vont bâtir, par exemple. Ce site a une version très détaillée de la Ville de Rome sous Auguste et cela doit à peu près correspondre. On y note par exemple les bâtiments n°17 et 30 qui sont des Temples de Neptune/Poséidon.

L'aspect surnaturel du Complot des Neptuniens me paraît plus intéressant que les clichés lovecraftiens de Cthulhu Invictus (qui se déroule par défaut sous l'Empereur Claude, ou bien sous les Flaviens) ou que le contexte légèrement plus réaliste du joli jeu de rôle français (sous Néron) Praetoria Prima de Mercutio (sauf si justement vous êtes allergique au mélange de fantastique et d'historique). La période est proche mais ce dernier jeu dispose d'une carte de Rome sous Néron avec l'écran (Praetoria Prima a eu aussi un supplément sur la Gaule que je n'avais hélas pas remarqué).

Le jeu de rôle italien de 1993-2003, Lex Arcana, est sans doute plus beau et plus complet, mais le contexte de l'Antiquité tardive est moins original que ce Caligula alternatif. On y joue des membres d'un groupe d'élite, les "Custodes" de la Cohors Auxilaria Arcana dans un Empire romain uchronique qui ne s'est pas converti au christianisme et qui continue encore son essor sous l'Empereur fictif au nom suève, Théodomir, en 1229 Ab Urbe Condita (476 A.D., donc quatre siècles après le contexte de Servants of Gaius). Il y avait au moins trois suppléments en plus de l'écran (Italie, Germanie, Carthage) mais ils doivent être quasiment impossibles à trouver aujourd'hui.

En conclusion, je pense que même si j'aurais envie de changer de système de jeu, Servants of Gaius a une idée de départ assez surprenante et paradoxale, qui peut lancer une bonne campagne entre intrigue historique et fantastique. On pourrait en arriver à se lasser vite des complots des Neptuniens mais les idées de scénarios sont plus faciles à écrire que dans d'autres contextes pseudo-historiques.

2 commentaires:

Danilo a dit…

Mon petit doigt me dit que les 12 Singes pourraient sortir bientôt un jeu se déroulant sous le règne de Tibère...

Phersv a dit…

Dans la collection Intégrales ?

Décidément, tous les premiers julio-claudiens auront leur jeu alors : Tibère, Caligula, Claude, Néron. Il faut un jeu sur l'Année des Quatre Empereurs !

Il y a aussi Zenobia qui se déroule sous Aurélien à la fin du IIIe siècle.