mardi 28 février 2012

La Cartocratie





Sur les cartes les plus anciennes, il n'y a pas de "Terra Incognita", fait remarquer Bertrand Westphal dans son nouveau livre Le Monde Plausible. Espace, lieu, carte.

Les cartographes anciens ne croient pas à l'inconnu. Ils n'ont pas encore séparé les représentations géographiques et les mythes. Ils remplissent donc les espaces vides avec des récits, des lieux communs de divers textes, des rumeurs. La "Légende" de la charte contient aussi des légendes qu'elle charrie. Les cartes sont pleines, saturées de croyances (comme cette belle carte de Hereford ci-dessous avec des licornes dans les coins reculés). Et ce n'est qu'avec l'émergence du modèle scientifique que la carte va accentuer sa crédibilité en distinguant croyance et savoir, en incluant elle sa propre lacune, le vide comme "Non-Cartographié" (Uncharted, comme on dit en anglais). La thèse de Westphal est que cette case vide n'est pas sans effet d'appel. Les bordures du monde étaient pleines de Monstres terribles et de Merveilles attirantes mais ces confins deviennent maintenant des Mystères à combler, des trous provisoires dans notre savoir qu'il s'agit alors d'étudier et de coloniser. Le périple à travers une odyssée de stations déjà connues à l'avance (le Prêtre Jean ou l'île mystérieuse de Taprobane) devient une exploration, une percée dans l'inattendu.


Le livre repose sur une sorte de schéma dialectique annoncé dès le sous-titre. Westphal oppose d'abord le Lieu et l'Espace, comme le font aussi les historiens de la philosophie ou Gaston Bachelard. Le Lieu a un site et il tend toujours à avoir un centre et une périphérie. Westphal rappelle comme "Complexe de l'Omphalos" comment chaque Lieu de culture s'est créé comme Lieu central. L'Espace, lui, serait presque le négatif du Lieu, il est la béance indéfinie, la création moderne, notamment de Descartes qui invente le système de coordonnées qui va donner ensuite l'étendue absolue de la physique classique. Les deux ont des formes de désirs, entre le Lieu rassurant du foyer et l'Espace distant et tendu à parcourir pour mieux l'intégrer dans le Lieu.

Un des plus beaux passages de toute la littérature mondiale sur l'Espace est très bien analysé dans le chapitre III ("la Pulsion Spatiale") sur les Argonautiques. Jason doit franchir les Rochers en mouvement (Symplégades ou Cyanées icebergs) qui scellent le passage vers le Pont Euxin, la Mer Favorable. Quand il réssit à les dépasser, les Roches errantes sont définitivement brisées (elles s'éloignèrent l'une de l'autre et ne gênèrent plus le passage), comme une muraille de cité ou comme un hymen. L'Argo quitte l'Hellespont pour une Mer au-delà des limites du Monde Connu.

L'auteur des Argonautiques s'exclame que les héros virent alors "le ciel et le grand large des étendues marines qui s'ouvrait à perte de vue".

ἠέρα παπταίνοντες ὁμοῦ πέλαγός τε θαλάσσης
τῆλ' ἀναπεπτάμενον.
Argonautiques, II, 608-609

To Boldly Go Where No Man Has Gone Before, répète Star Trek. L'Espace était le Chaos terrifiant, la Béance dans l'ordre du Cosmos et il devient soudain pour la première fois, mieux que dans l'Odyssée, le désir dans cette distance, l'Eros rassemblant le Chaos, une expérience extatique qui ne se réduit pas qu'à la Conquête de la Toison d'or. C'est aussi un exode heureux, des premiers pas pour sortir des chemins de la Mer Intérieure. Westphal appelle cette expérience nouvelle du sublime "l'Epiphanie de l'Espace".

Cet enthousiasme de Jason et de son équipage est repris trois siècles après par Sénèque qui en fera le manifeste d'une première Mondialisation romaine dans sa tragédie Médée.

Nunc iam cessit pontus et omnes
        patitur leges
non Palladia compacta manu
regum referens inclita remos
       quaeritur Argo
quaelibet altum cumba pererrat.
Terminus omnis motus et urbes
muros terra posuere noua,
nil qua fuerat sede reliquit
       peruius orbis:
Indus gelidum potat Araxen,
Albin Persae Rhenumque bibunt
uenient annis saecula seris,
quibus Oceanus uincula rerum
laxet et ingens pateat tellus
Tethysque nouos detegat orbes
nec sit terris ultima Thule.

"Désormais, les profondeurs de la mer ont cessé toute résistance et elles se sont soumises aux Lois. On ne cherche plus d'Argo de la main de Pallas ou de Princes pour ramer, n'importe quelle embarcation peut parcourir la haute mer. Toutes les bornes ont été retirées, des Villes ont posé leurs murs en une Nouvelle Terre, et l'Orbe du Monde, maintenant ouverte au voyage, n'a plus rien laissé en son ancienne place, l'Indien peut boire l'eau froide de l'Araxe et les Perses s'abreuvent dans l'Elbe et dans le Rhin. Il viendra plus tard une époque où l'Océan relâchera les liens et où toute la Terre immense sera découverte, quand Tethys dévoilera de nouveaux mondes et que Thulé ne sera plus la dernière limite de nos terres."
(Sénèque, Médée, vers 364-377)

L'Humanité est appelée non pas seulement à voler un feu divin mais à partir s'embarquer vers de nouveaux espaces. Comme dit Sophocle dans Antigone, l'homme est un animal terrible parce qu'il est pantoporos, le "Passe-Partout", un voyageur prêt à frayer toutes les voies. Et Christophe Colomb, qui n'était pas mû que par l'Or mais aussi par ces songes de la Toison, citera à son tour ce texte de Sénèque comme sa propre devise. La Mer Noire reste une Mer intérieure et ce sera donc au-delà des Colonnes d'Hercule, un Océan des Atlantes qui devra ouvrir vers d'autres Atlas, et vers d'autres cieux.

La première partie du livre de Westphal, le passage du Lieu à l'Espace, est plus consacrée à une littérature classique et médiévale. La suite revient sur la Carte, troisième terme qui sert à transformer de l'Espace en un nouveau réagencement du Lieu. Et les textes sont ici plus "post-coloniaux" et notamment consacrés à l'exploration du (ou des) Nouveau Monde depuis le XVe-XVIe siècle.

Chaque profession a aussi un biais dans la centralité. Les philosophes relisent toujours tout comme si quelques "Décisions" philosophiques avaient déterminé l'ensemble de l'histoire de l'Humanité. Westphal étant un littéraire comparatiste (qui propose une "géocritique des textes") a tendance à écrire comme si toute l'histoire n'était déterminée que par des récits. C'est en partie une convention d'écriture mais aussi une parallaxe inévitable du métier.

Et le livre rappelle souvent à quel point nos conventions dans nos représentations du monde, que ce soit par des cartes ou par les choix des Toponymes, ne sont pas neutres. Cela peut sembler être devenu une banalité (comme l'indiquait la vidéo de The West Wing sur la projection Peters). Les Amériques ne sont pas faites que de noms indigènes plus ou moins mal compris ou de simples décalques de métropole (j'ignorais que la cité-phare de la modernité, la Nieuw-Amsterdam, avait pu s'appeler la Nouvelle-Angoulême dans certaines cartes italiennes). On doute parfois que le nom du Brésil vienne réellement du Hy-Brasil irlandais des anciens Portulans mais l'Amazone tout comme la Californie doivent leur nom à des femmes mythiques des romans qu'aimaient les Conquistadors, et l'histoire positive peut oublier le dépôt insensible des mythes dans notre environnement.

Cela ne signifie pas que l'histoire matérielle ou économique puisse non plus se réduire entièrement à un rêve d'exploration, sans le souci plus terrestre de l'exploitation. L'histoire littéraire va avoir tendance à enfler la place de cet aliment à rêve et parfois on a l'impression que Westphal devient moralisant (sur les questions politiques des Toponymes) comme pour se défendre de négliger ces injustices ou ces asservissements réels derrière ces songes sur des Amazones.

Le Monde Plausible est à son meilleur sur les littératures hispanophones et de nombreux romans dont je n'avais jamais entendu parler sont commentés (dont des histoires sur Abou Bakari II, le Roi de Guinée qui aurait tenté de franchir l'Atlantique). Westphal s'amuse avec les mots et les étymologies et réussit souvent à convaincre que ce n'est pas que verbal (certains jeux de mots sont parfois hors-sujet, comme quelque part son gag "La doctrine Monroe avait eu sept ans de réflexion").

J'y vois quand même deux défauts qui viennent de l'édition française. Comme la plupart des livres français, il n'y a pas d'index nominum. De plus, il y a assez peu d'illustrations, seulement 3 reproductions de cartes et 3 allégories sur 250 pages. Personnellement, je trouve aussi les quelques références à Agamben parfois peu éclairantes mais c'est ma propre allergie envers l'exégèse de ce philosophe et cela n'enlève rien à l'intérêt de l'ensemble.

3 commentaires:

Rappar a dit…

Une citation en grec, une autre en latin, des idées qui fusent dans tous les sens... j'ai l'impression de lire de l'Umberto Eco (et c'est un compliment! :D) ;)

Phersv a dit…

Merci, Rappar, mais c'est seulement le livre de Westphal qui est suggestif et que je reprends !

Umberto Eco est cité notamment pour Baudolino où le héros à la fin du XIIe siècle explore une Asie fantastique du Prêtre Jean (il était en Inde avant d'avoir été mis en Afrique : toujours aux confins de là où le voulaient les Européens).

Westphal raconte une histoire amusante, où un délégué orthodoxe éthiopien est accueilli à Florence en 1439 comme "émissaire du Prêtre Jean". Le délégué étonné explique qu'il n'en est rien et qu'il n'a d'ailleurs jamais entendu parler de ce Prêtre Jean. Les Italiens ne l'écoutent pas et noteront tous ses propos comme ceux du Prêtre Jean. Le mythe avait la priorité sur le témoignage.

J'aime beaucoup les remarques étymologiques de Westphal. Par exemple, je ne m'étais pas rendu compte à quel point les Britanniques, pourtant plus voyageurs que nous, ont un lexique (français) assez négatif sur le voyage : Travel vient du vieux mot français "travail" au sens de labeur, troubles, et journey désigne à l'origine le tour fait par le travailleur "journalier". Même trip, d'une racine germanique "piétiner", a un sens négatif de "trébucher" - il n'y a que le vieux mot anglais fare qui semblait plus neutre mais il est obsolète en dehors des mots composés.

Rappar a dit…

Oui, "journey", c'est un périple, une aventure...

Je me souviens d'être tombé sur le cul en apprenant l'étymologie de "tourist": c'est quelqu'un qui fait le Grand Tour d'Europe de l'Ouest, un voyage initiatique, un pélerinage de l'Art et une aventure... comme le Tour de France pour les Compagnons...

Maintenant c'est plutôt le tour des plages et des boîtes de nuit! ;)