dimanche 23 août 2009

Domination et Servitude (16/19)





« §16 Il s'ensuit que la vérité de la Conscience autonome, c'est la Conscience servile. Certes, celle-ci apparaît d'abord hors d'elle-même et non comme la vérité de la Conscience de soi. Mais de même que la Domination a montré que son essence était l'inverse de ce qu'elle voulait être, la Servitude deviendra bien au contraire dans son accomplissement le contraire de ce qu'elle est immédiatement ; elle entrera en elle-même en tant que Conscience refoulée en soi et se renversera en autonomie véritable. »


C'est sans doute le paragraphe le plus dramatique et célèbre de toute la parabole dialectique de Hegel dans la Phénoménologie de l'Esprit. Le Dominant ne s'avère pas aussi libre qu'il le croit et finalement celui qui va conquérir la liberté est le Dominé par son travail.

Le Maître croit avoir prouvé la "vérité" de sa Conscience de soi comme autonome. Mais on a vu au paragraphe précédent qu'il s'illusionne et devient dépendant de la Conscience du Serviteur qui le reconnaît et le constitue comme "Maître". C'est le renoncement du Serviteur qui a rendu possible la relation et le Maître devient redevable de ce rapport, puisqu'il ne s'adonne plus qu'à la jouissance grâce au travail du Serviteur.

Comme le dit Kojève dans l'Introduction à la leture de Hegel p. 26, l'Histoire de l'humanité apparaît comme celle des Seigneurs improductifs et va se révéler comme le lent travail du négatif sous le triomphe du Maître.

Le Maître n'a pas su assez sortir de lui-même alors que le Serviteur est celui qui a dû le faire en reconnaissant l'autre et qui ainsi va être renvoyé ("refoulé") en lui-même, à la question de sa propre Conscience de soi.

On a donc une double inversion où le Maître est finalement dépendant et où le Serviteur va devoir trouver son autonomie.

Le concept même d'homme libre a commencé en un sens social. Un homme libre était celui qui n'était pas réduit en esclavage, celui qui était reconnu comme tel par sa société. Ici, le développement parvient à l'idée paradoxale que la Domination ne peut pas être encore la liberté et que c'est plutôt le Travail qui va former la vraie émancipation. Hegel tire la leçon de Rousseau et de toute la pensée moderne : je ne peux pas être libre en privant l'autre de sa liberté. Le Travail était réduit dans la pensée antique à la servitude et il va devenir le fondement de la liberté.

Il est clair que ce passage est bien une "Saturnale" métaphysique, une inversion dialectique des positions, mais nous ne sommes pas encore à la fin (même si l'inversion est plus réelle que le simple jeu carnavalesque et temporaire de catharsis).

La position du Serviteur l'emporte ici sur celle du Maître qui avait surmonté sa crainte de la mort, mais cette figure va rester abstraite. Il serait donc trop unilatéral de prendre ce passage comme la conclusion de toute la dialectique.

Le Serviteur ne va-t-il pas se contenter d'une liberté encore trop abstraire dans son activité, tant qu'il n'intègre pas aussi la leçon avortée du Maître ? Ne risque-t-il pas aussi de rejouer cette autre position de manière circulaire ?

Dans Conan the Barbarian (1982) de John Milius, le Barbare cimmérien a été réduit en esclavage et condamné à tourner une meule baptisée la Roue de la Douleur, et Conan va s'y former et devenir un colosse et un gladiateur (comme si le travail servile était vraiment dans son ascétisme négatif une sorte d'exercice athlétique). Conan porte au cou une reproduction de la Roue de Douleur comme une sorte d'inversion de la Croix chrétienne, pour se souvenir qu'il a été esclave et qu'il ne le sera plus (la scène où il est crucifié et se libère lui-même des clous est aussi une inversion du message chrétien de la Résurrection en une autre vie d'un corps plus glorieux). La Croix est intersection de deux mondes, la Roue solaire est l'idée que la seule éternité est déjà ici et maintenant. Pour John Millius (et c'était déjà vrai chez l'auteur original Robert Howard), Conan est donc le Surhomme amoral de Zarathoustra. Il n'a pas tiré de son esclavage une morale universelle d'égalité ("une morale d'esclave") mais l'idée d'une liberté stoïcienne invincible dans la Conscience héroïque. En ce sens, Nietzsche ironise sur la dialectique trop "chrétienne" où l'Esclave est la vérité (Deleuze a insisté sur cette dimension chrétienne de Hegel) mais elle s'opère ici aussi de manière anti-chrétienne : le Travail a fortifié le corps, sans remettre en cause la domination elle-même (cf. aussi sur le rôle vital paradoxal de l'esclavage Par-delà le Bien et le Mal §188, ou le stupide §239). Et il y a encore bien du ressentiment dans la satisfaction de spectateurs qui croient que la Servitude n'a fait que conduire le héros à une sorte de Sur-Maîtrise pour se venger de ses Maîtres (voir la bd de Riad Sattouf, Ma Circoncision, sur la figure du Ressentiment de la Roue de Douleur, où l'esclave rêve de transformer son humiliation en victoire morale).

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