lundi 27 octobre 2008

Le vocabulaire contourné ou voilé



Je ne sais s'il est vrai que Sartre avait dit que le marxisme était la pensée "incontournable" du XXe siècle (et au fond son propre stirnero-nietzschéisme le regrettait sans oser le dire), mais il est en tout cas bien refoulé depuis l'effondrement de l'orthodoxie marxiste à la fin du XXe siècle. [Correction, via Elias dans les Commentaires : il avait écrit "indépassable"]

Hier, Delanoë était interrogé sur Canal+ et se défendait encore en distinguant libéralisme politique des Lumières et libéralisme économique, puis il ajoutait (je paraphrase de mémoire mais la fin est une citation)


Au nom de quoi se ferait aujourd'hui notre combat pour [divers sujets "sociétaux" dont le "droit à l'euthanasie dans la dignité"] "si ce n'est au nom d'une idéologie de la liberté".


L'ancien trotskiste de Socialisme et Barbarie Cornelius Castoriadis semble encore croire qu'il fait un paradoxe audacieux au début de L'institution imaginaire de la société (1975 !) quand il dit que le marxisme est "lui-même devenu une idéologie" en s'institutionnalisant, mais il est amusant de voir que tout ce courant est désormais tellement recouvert et oublié avec la prétendue "fin des idéologies" que le terme d'idéologie peut être désormais réclamé au premier degré par un élu socialiste comme quelque chose de positif.

Ce qui fait d'ailleurs penser à cette critique de la philosophie politique analytique par Raymond Geuss. Il reproche (assez justement, sans doute) à la philosophie de Nozick vs Rawls (qui partagent tous les deux des axiomes néo-kantiens malgré la divergence des conclusions vers le libertarianisme de Nozick et le libéralisme social-démocrate de Rawls) de quitter les problèmes politiques réels au profit d'une analyse purement formelle de droits et de situations complètement théoriques.

C'est toujours le vieux reproche (que Bernard Williams ou Peter Singer faisaient déjà il y a 35 ans) de trop faire de "métaéthique" sur les fondements. La philosophie anglo-saxonne serait alors une Idéologie servant à voiler les intérêts politiques et les vrais conflits de pouvoir (ce qui me semble très défendable, notamment dans le cas étrange de Nozick, si brillant et si aveugle sur son soutien à l'idéologie reaganienne dans les années 80).

Le problème est que la propre oeuvre de Geuss, dans une dérive continentale à partir de la théorie critique de Francfort, consiste à critiquer la politique de Bush en faisant de la critique littéraire ou de la critique esthétique des représentations, ce qui ne me paraît pas nettement plus intéressant que l'analyse métaéthique ou juridique contre les effets très concrets et dévastateurs des "idéologies". Des théories à partir de Rawls, comme le républicanisme de Pettit ou les textes de droit de Ronald Dworkin me semblent bien plus directement "pratiques" sur ce point.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

"Je ne sais s'il est vrai que Sartre avait dit que le marxisme était la pensée "incontournable" du XXe siècle"
Non, ce n'est pas une légende urbaine!
"Entre le XVIIe et le XXe siècle [...] il y a le "moment" de Descartes et de Locke, celui de Kant et de Hegel, enfin celui de Marx. Ces trois philosophies deviennent, chacune à son tour, l'humus de toute pensée particulière et l'horizon de toute culture, elles sont indépassables tant que le moment historique dont elles sont l'expression n'a pas été dépassé." Questions de méthode - Critique de la raison dialectique p. 21

Avez-vous apprécié la prose de B. Bourgeois aujourd'hui dans le Monde?
http://www.lemonde.fr/opinions/article/2008/10/28/reinstituer-l-education-en-sa-raison-par-bernard-bourgeois_1111971_3232.html

Il n'y a pas à dire, la fréquentation prolongée de la Science de la logique a des effets sur le style aussi déplorables, quoique dans un autre genre, que l'habitude de traduire du Heidegger.

Phersv a dit…

Ah, oui, il dit "indépassable", pas le laid "incontournable" quand même. Je me souvenais l'avoir lu mais chez Aron le citant dans les Mésaventures de la dialectique, je crois.

Bourgeois est en effet très drôle dans l'auto-parodie dans ce texte :

"Vraie est l'idée dite nouvelle de l'éducation, à savoir que l'éduqué, tel parce qu'il fait sienne la libre influence sur lui de l'éducateur, s'éduque lui-même, librement. Mais encore doit-il s'agir de la liberté vraie. Or celle-ci, comme autodétermination, introduit entre soi et soi une négation. C'est ce moment de sens négatif, mais de valeur si positive, qu'il faut réintroduire dans l'éducation, en la réinstituant.

Or immense est la tâche de rendre à nouveau présent pour le Soi éduqué son négatif, l'Autre qu'il doit devenir à travers le moment aliénant essentiel à toute éducation. Cet Autre, qu'il est déjà en puissance, doit nécessairement se manifester à lui d'abord comme la puissance extérieure d'un éducateur ayant autorité sur lui.
"

Certains tours & anacoluthes sont d'ailleurs des figures rhétoriques bourgeoisiennes plus que hégéliennes : "la vraie liberté / la liberté vraie" (il a les mêmes oppositions par inversion dans son livre dogmatiquement hégélien sur Fichte).