vendredi 20 mai 2016

Racisme et classisme


On dit parfois que le raciste en démocratie tente de se rassurer en niant ses problèmes sociaux au nom de questions communautaires : je suis pauvre (ou bien minoritaire) mais au moins je suis de telle communauté. Le Pen accrédite cela par sa formule "la patrie est le bien de ceux qui n'ont rien".

J'avais un peu parlé du racisme de Gobineau il y a 7 ans mais j'avais manqué un aspect sur lequel insiste Ernst Cassirer quand il l'étudie dans sa dernière oeuvre inachevée, le Mythe de l'Etat (1945 - où le nazisme est étudié et dénoncé comme une résurgence inquiétante de "mythocratie" - mais ce terme, si Cassirer l'utilisait, y serait très préjoratif chez lui, comme un échec des Lumières, contrairement au titre récent d'Yves Citton sur le storytelling politique).

Cassirer lit de près Gobineau (avec un effroi et une lassitude où on sent la dépression en pleine Seconde Guerre mondiale du dernier héritier de Marburg exilé à Chicago) et il rappelle que la névrose raciste chez Gobineau est aussi liée à celle du classisme . Il s'agit de se distinguer non seulement d'autres peuples mais aussi du roturier. Ecrit après la Révolution de 1848, le thème de l'inégalité des races était un substitut face à la perte de l'inégalité des privilèges dans les conditions sociales. Bien avant que Sauvy n'invente l'expression de Tiers-Monde, Gobineau transférait au reste du monde son rapport au Tiers-Etat.

Le comte de Gobineau est un petit noble déclassé (légitimiste mais peu religieux, qui doit se compromettre pour travailler avec les orléanistes, grâce à Tocqueville, et ensuite pour la diplomatie de Napoléon III) et il a besoin de s'approprier une sorte de richesse symbolique en disant qu'il n'est pas seulement Blanc ou Européen mais Aryan en tant que noble (même si sa famille est de noblesse de robe - Augustin Thierry avait cru expliquer en 1825 toute la vieille noblesse d'épée comme une implantation germanique sur un peuple gallo-romain).

Le racisme qu'invente Gobineau est donc une synthèse de ce ressentiment social, de sa germanophilie, du modèle des philosophies de l'Histoire (dont il est une sorte de parodie) et une tentative de simulation de scientificité en se fondant sur la philologie (il connaît un peu l'Iran) pour en tirer une pseudo-biologie morale ou une anthropologie physique. Les autres origines de cette monstruosité sont les voyages en Orient et en Perse et toute la colonisation américaine : Gobineau a aussi une famille de colons antillais et il sera aussi diplomate au Brésil, le racisme contre la prétendue "race de Cham" est un des thèmes les plus récurrents. Son anti-sémitisme est encore en un sens étymologique car il semble en avoir plus contre les prétendus fils de Sem en général que contre les juifs en particulier. A la fin de sa vie (et bien qu'avec son ami Wagner, il ait dû augmenter sa judéophobie), il craignait plus l'Asie et le "Péril Jaune" (il refusa même une mission diplomatique en Chine). Il attaquera la IIIe République comme un règne de la pensée asiatique des Mandarins méritocratiques.

Un des derniers textes de Gobineau est un poème épique, Amadis. Il tente d'y mettre en roman sa théorie de la décadence par le métissage. Amadis y est le type pur du Chevalier (l'Aryan), protecteur d'Oriane, et il devra lutter contre Ahriman (la divinité avestique du Mal), divers sorciers, Garamant (Proust s'en souvient-il inconsciemment ?) puis Merlin contrôlé par Viviane avant de tomber finalement face au flot inexorable du déclin sous le règne crépusculaire de Barabbas. On y voit directement son fantasme sur une aristocratie qui ne peut rien face à cette histoire pessimiste où l'origine ethnique ne sert qu'à regretter l'écoulement du temps et la perte de l'origine.

1 commentaire:

rogre a dit…

Chez Finkie, samedi, on (F. Gros, Ph. Raynaud) évoquait Foucault. Celui-ci, dans ses cours au CdF, rappelait comment une strate de la pensée de Marx était l'idée d'une "lutte des races" (aristocratie germaine vs tiers état-gallo-romain) à dépasser et convertir en "lutte des classes" consciente d'elle-même. De là à renverser le schéma, comme le font certaines théories, souvent de droite-extrème ou en tout cas très anti-libérales, à savoir que les libéraux d'après seconde guerre mondiale ont voulu neutraliser la lutte des classes (et les nationalismes) en lui substituant (via ce qu'on a ensuite appelé multiculturalisme) un "néo-racialisme", mais plutôt au sens américain du terme (qui soit aussi un juridisme, un règne "des" droits, etc…).